1. Interdiction d’abus de droit
L’interdiction d’abus de droit est un principe juridique généralement reconnu qui a été confirmé à de nombreuses reprises par la Cour de Cassation.
Rien d’étonnant dès lors à ce que, lors de la rédaction du nouveau code civil, l’interdiction d’exercer son droit d’une manière qui dépasse manifestement les limites de l’exercice normal de ce droit par une personne prudente et raisonnable placée dans les mêmes circonstances ait été ancrée dans la loi (art. 1.10 CC).
2. Arrêt de la Cour constitutionnelle
Dans la suite de la rédaction du code civil, le législateur a tenu compte de la possibilité d’abus de droit. D’après la Cour constitutionnelle, dans l’article 3.62 CC, qui porte sur l’empiétement, le législateur a dépassé les limites du champ d’application de l’abus de droit.
3. De quoi s’agit-il ? Construction au-delà de la limite de la parcelle
L’art. 3.62 CC règle la situation dans laquelle un ouvrage est réalisé, entièrement ou partiellement, sur le terrain du voisin.
L’art. 3.62, §2 CC vise en particulier la question visant à savoir quelles actions le voisin peut entreprendre contre les actes d’un entrepreneur qui dépasse la limite de la parcelle.
L’art. 3.62 §2, alinéa 1er CC stipule que le voisin peut demander l’enlèvement de la composante qui dépasse.
L’art. 3.62, §2, alinéa 2 et alinéa 3 CC stipulent quelles solutions doivent être apportées au litige lorsque le voisin réclame effectivement la démolition.
L’art. 3.62, §2, alinéa 2 CC stipule que, lorsque l’entrepreneur est de bonne foi et qu’il serait lésé de manière disproportionnée par la démolition, le voisin ne peut pas exiger l’enlèvement. Le voisin peut alors soit accorder un droit de superficie pour la durée de l’existence de la construction, soit céder la partie requise de la parcelle, dans les deux cas contre un dédommagement basé sur l’enrichissement injustifié.
L’art. 3.62 §2, alinéa 3 CC porte sur l’empiètement par un entrepreneur de mauvaise foi et stipule ce qui suit :
Si l’auteur de l’empiétement est de mauvaise foi, le voisin peut exiger l’enlèvement de la composante inhérente qui empiète sauf s’il n’y a ni emprise considérable, ni préjudice potentiel dans le chef du voisin. S’il ne demande pas l’enlèvement, l’alinéa 2 est d’application.
4. Situation concrète
Le Juge de paix du canton de Hamme s’est vu confronté à un litige relevant de l’application de cet art. 3.62, §2, alinéa 3 CC.
Un entrepreneur a placé à côté du mur de séparation une isolation, un mur, des fondations et des conduites utilitaires, manifestement sur la parcelle appartenant à son voisin.
Le voisin n’est pas d’accord et requiert devant le Juge de paix la démolition des travaux réalisés.
Le Juge de paix constate que l’entrepreneur a réalisé les travaux de mauvaise foi sur la propriété de son voisin (car il était au courant du fait qu’il dépassait la limite de la parcelle), que l’emprise n’est pas considérable (environ 25 cm) et que le voisin ne démontre pas en quoi consiste le préjudice qu’il subit.
Par conséquent, le voisin ne pourrait avoir droit qu’à un dédommagement, basé sur le principe de l’enrichissement injustifié, pour un droit de superficie ou un transfert de propriété (forcé).
Nous imaginons que cela était contraire au sentiment d’équité du Juge de paix.
Quelle est encore la valeur d’une limite de parcelle si l’on peut volontairement la franchir et ensuite contraindre le voisin qui conteste ledit franchissement à une vente forcée ?
Le Juge de paix pose donc à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle visant à savoir si la disposition de l’art. 3.62, §2, alinéa 3 CC est contraire au droit de propriété tel que décrit à l’art. 16 de la Constitution :
Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique, dans les cas et de la manière prévue par la loi, et moyennant une juste et préalable indemnité.
La Constitution prévoit trois conditions particulières qui ne devraient pas être remplies en application de l’art. 3.62, §2, alinéa 3 CC :
- Pour cause d’utilité publique
- De la manière établie par la loi
- – Préalable
5. Examen par la Cour constitutionnelle
Les autorités belges ont défendu devant la Cour constitutionnelle le règlement de l’art. 3.62, §2, alinéa 3 CC, en renvoyant expressément à l’interdiction d’abus de droit.
Lorsque l’emprise n’est pas considérable et ne cause aucun préjudice potentiel au voisin, n’est-il pas raisonnable que le voisin puisse exiger la démolition ?
Il semblerait que le législateur ignore le fait que sa position valide la justice privée d’une partie de mauvaise foi.
Par l’arrêt du 25.04.2024, la Cour constitutionnelle a donc estimé de manière justifiée que l’art. 3.62, §2, alinéa 3 CC était contraire à la Constitution.
La Cour constitutionnelle souligne dans l’arrêt que même l’entrepreneur qui est déjà informé avant le début des travaux ou pendant les travaux du fait qu’il franchit la limite de la parcelle pourrait, selon l’art. 3.62, §2, alinéa 3 CC, obliger son voisin à accepter les actes qu’il a lui-même posés illégalement.
La Cour constitutionnelle affirme que, lorsque la requête de démolition est formulée dans un délai raisonnable, l’enlèvement ne cause pas de préjudice disproportionné à l’entrepreneur de mauvaise foi en comparaison avec l’avantage que représente l’enlèvement pour le voisin.
Cet arrêt peut être totalement soutenu.
Ce n’est pas tout : par extension, on peut et on doit déduire de cet arrêt qu’une partie ne peut pas invoquer l’interdiction d’abus de droit pour justifier ses propres actes volontairement illégitimes. L’interdiction d’abus de droit ne doit pas servir à dissimuler un acte de justice privée.