Nécessité de la preuve en cas de violation de secrets d’affaires et de concurrence déloyale

1. Introduction

Imaginez-vous que votre directeur des opérations démissionne pour prendre un « congé sabbatique ». Une semaine plus tard, vous découvrez qu’il démarre une activité concurrentielle en partenariat avec votre principal fournisseur. De plus, deux collègues font de même. Vos clients sont systématiquement approchés et vous découvrez par hasard dans la boîte mail professionnelle de votre directeur des opérations que les demandes de devis des clients ont été cachées et transmises à une autre adresse électronique de ce directeur. Cela semble avoir été planifié depuis un certain temps, mais vous n’avez aucune idée de l’ampleur ou de la durée de la tromperie. Une situation similaire peut se produire si vos meilleurs ingénieurs sont recrutés par des concurrents et s’emparent de secrets d’affaires importants.

Il ne s’agit là que d’un exemple parmi d’autres. À chaque fois, le même problème de preuve se pose. Comment prouver que la concurrence a été planifiée et exécutée longtemps à l’avance, que des informations confidentielles ont été dérobées et que des obligations de non-concurrence et de confidentialité ont été violées ? En bref, comment prouver que la concurrence était déloyale ?

2. Celui qui prétend, doit prouver

En vertu du droit belge de la procédure civile, la partie qui fait valoir une prétention doit la prouver. Dans le contexte de la concurrence déloyale, ce n’est pas une mince affaire. En effet, ces pratiques se préparent et se déroulent dans le plus grand secret.

Le droit belge de la procédure civile ne connaît pas de phase « pre-trial discovery » comme aux Etats-Unis. La « discovery » permet aux parties de rassembler des preuves avant l’audience, comme l’audition (extensive) des témoins et l’obligation de remettre tous les documents qui peuvent être pertinents à l’affaire.

Seulement dans le contexte des droits intellectuels, le législateur belge a élaboré une procédure unilatérale spécifique en vue de recueillir des preuves par le biais d’une visite surprise d’un huissier de justice, ce que l’on appelle la saisie en matière de contrefaçon (articles 1369bis/1 à 1369bis/10 du Code civil belge).

La question se pose de savoir si la jurisprudence peut étendre ou généraliser cette saisie (conservatoire) des preuves, et donc l’appliquer en dehors du domaine de la propriété intellectuelle. DIRIX, président de section de la Cour de cassation, s’est déjà prononcé en faveur d’une saisie civile générale des preuves, à condition que des garanties suffisantes soient mises en place pour qu’elle ne se transforme pas en « fishing expedition ». MOUGENOT et d’autres auteurs se montrent également favorables. Ils s’inspirent des Pays-Bas, où la jurisprudence a développé la figure de la saisie des preuves. La découverte de la vérité y est centrale.

 

3. Arrêt de la Cour d’appel de Gand du 30 juin 2022

Contrairement à la jurisprudence inférieure, la jurisprudence des cours d’appel avait tendance à rejeter le principe d’une saisie civile générale des preuves en l’absence de base légale.

Toutefois, dans un arrêt largement motivé du 30 juin 2022, la Cour d’appel de Gand a jugé qu’une forme limitée de saisie des preuves est possible sur base d’une lecture conjointe des articles 584, 871, 877, 878 et 1462 du Code Judiciaire.

Les faits sous-jacents étaient les suivants. De 2013 à 2019, Monsieur X était employé en tant que (co-)responsable des réparations chez un fabricant de machines agricoles dans le secteur du lin. Il jouissait d’une grande confiance et était même considéré comme un successeur possible de l’un des directeurs. Fin 2019, Monsieur X mis soudainement fin à la collaboration pour créer une entreprise concurrente. Deux employés clés ont immédiatement rejoint l’entreprise de Monsieur X. Des incidents ultérieurs avec des fournisseurs et des clients ont révélé de forts soupçons selon lesquels Monsieur X et les deux employés préparaient leur départ depuis un certain temps et avaient emporté des informations sensibles et secrètes pour l’entreprise, telles que des dessins techniques, des listes d’adresses électroniques de clients, des données internes sur les produits, des listes de fournisseurs et des listes de prix.

Par requête unilatérale, le fabricant a demandé la désignation d’un huissier de justice séquestre pour obtenir la mise en sécurité des preuves, plus en particulier une liste de huit éléments de preuve clairement établis (y compris des échanges de courriers électroniques), avec l’autorisation pour l’huissier d’accéder au siège social de la société concurrente et aux domiciles privés et véhicules de Monsieur X et un collaborateur.

Le président a accordé ces mesures. Suite à une tierce opposition, ces mesures ont été révoquées par défaut de base légale. Selon la partie adverse, la mesure équivaudrait à une perquisition privée en violation de l’article 15 de la Constitution, de l’article 8 de la CEDH et de l’article 17 du PIDCP.

En appel, la Cour d’appel de Gand a jugé que la notion de droit de l’article 15 de la Constitution et de l’article 8 de la CEDH ne doit pas être compris dans son sens formel, mais dans son sens matériel. Par conséquent, cette notion de droit se réfère à tout acte, écrit ou non, ayant une portée normative. Ainsi, la condition peut également être remplie lorsqu’une norme générale de droit interne a été suffisamment élaborée par la jurisprudence.

La Cour a également estimé que les mesures demandées étaient proportionnées à l’objectif poursuivi. Il s’agit de la saisie de documents bien définis et non d’une « fishing expedition ». Il existait une crainte fondée que ces documents et informations disparaissent. Il n’y avait pas d’autre possibilité, moins intrusive, pour mettre les preuves en sécurité. Toutefois, la Cour a estimé qu’il était disproportionné de fouiller les résidences privées et le véhicule de Monsieur X et d’un collaborateur. La Cour n’a accordé que l’autorisation de fouiller les locaux de l’entreprise.

Cet arrêt fait l’objet d’un pourvoi en cassation.

 

4. Comment se déroule la saisie civile générale des preuves “à la belge”?

Une saisie civile générale des preuves « à la belge » se déroule en deux étapes.

1. Par une requête unilatérale, il est demandé au Président de désigner un huissier de justice séquestre avec l’autorisation de faire remettre par la partie visée certains documents et/ou informations bien définis et de les faire sécuriser. La demande est motivée par des indices sérieux de violation de la concurrence loyale. L’huissier-séquestre a l’autorisation d’obtenir un accès (forcé) aux locaux commerciaux de la partie adverse. L’huissier-séquestre conservera les documents et informations saisies, dans l’attente d’une décision sur le fond.

2. Une procédure sur le fond sera ensuite engagée. A titre de mesure provisoire, la désignation d’un expert judiciaire est ordonnée, qui devra procéder à la description et à l’inventaire des documents et informations détenus par l’huissier de justice-séquestre. Si nécessaire, la production des documents eux-mêmes peut ensuite être exigée. Sur base des preuves obtenues, la cessation de la concurrence déloyale et des dommages-intérêts peuvent alors être exigés.

 

5. Avantages et inconvénients

La saisie civile générale des preuves à la belge présente des avantages et des inconvénients. Il n’y a pas de droit d’accès comme dans le cas de la saisie-contrefaçon. Les documents et informations saisis sont conservés par l’huissier de justice-séquestre, qui ne peut les remettre qu’après qu’un juge a statué sur le fond de l’affaire dans le cadre d’un débat contradictoire sur leur remise. Cette procédure en deux étapes est lourde et lente, compte tenu de la possibilité d’un appel et de la tierce opposition. Les coûts de procédure s’accumulent facilement. Néanmoins, la saisie de preuves – en cas de succès – permet dénoncer la fraude et la concurrence déloyale.

 

6. Recommandations pratiques

a. Constituer un dossier

Documentez les indices d’actions ou de comportements indiquant une concurrence déloyale, par exemple en procédant à un examen (forensique) de l’ordinateur et des courriels professionnels d’un ancien employé ou d’un travailleur indépendant, ou en recueillant des déclarations écrites de collègues, de fournisseurs ou de clients.

 

b. « Sanity check »

Discutez du dossier avec un avocat. Les preuves contenues dans le dossier sont-elles suffisamment solides pour prouver l’existence d’une concurrence déloyale sans saisie des preuves au préalable ? Ou bien le dossier ne repose-t-il que sur de forts soupçons ? Il est important de faire cet exercice de réflexion avant d’envoyer une mise en demeure afin d’éviter d’alerter l’autre partie et par conséquence la disparition des preuves.

Des indices sérieux de violation sont également nécessaires pour justifier une saisie de preuves.

 

c. Limiter les mesures demandées au strict nécessaire

Afin d’obtenir avec succès l’admission d’une saisie de preuves, il est conseillé de délimiter clairement les mesures de saisie demandées et de les motiver de la manière la plus précise possible. Précisez quels documents doivent être saisis et pourquoi. Si un ordinateur ou des courriels (électroniques) doivent être fouillés, indiquez les termes de recherche pertinents que l’huissier de justice doit utiliser. Les mesures doivent être ciblées et proportionnées.

 

d. « Prepare for battle »

Soyez prêt à investir le temps, l’énergie et l’argent nécessaires dans une bataille procédurale.

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